Que vaut une infolettre ?
J-19. On se demande aujourd'hui à l'aune de quoi (ou de qui) on peut juger la valeur d'une newsletter.
Bonjour ! ✨
J’espère que vous allez toutes et tous le mieux possible, et que vous êtes confiné•es en bonne compagnie.
Bienvenue et merci à tou•tes les nouveaux•elles abonné•es de cette infolettre réalisée dans le cadre de mon mémoire de fin d’études, mémoire consacré au retour en grâce des newsletters dans le domaine journalistique, et que je soutiens dans 19 jours. On commence ?
👉 Alors aujourd’hui on va encore parler de rentabilité, mais aussi de stratégie éditoriale, et de comment les deux s’entremêlent.
Je me suis dit que j’allais commencer par ce qui me m’est apparu comme une anomalie dans l’écosystème des infolettres. Encore qu’il s’agisse d’un abus de langage de ma part : parler d’anomalie n’a pas vraiment de sens dans un écosystème qui se structure encore. Des newsletters apparaissent, se modifient, disparaissent. Mais tout de même. Pourquoi Brut., le média vidéo qui a bouleversé nos fils d’actualité Facebook, avait besoin d’une newsletter ?
Le résultat s’appelle donc myBrut et se trouve être très simple dans son contenu et sa forme. MyBrut se contente de reprendre un sujet réalisé en vidéo pour le retranscrire sous forme d’article web. En fin de newsletter, une rubrique “Pendant ce temps-là…” renvoie le lecteur vers une vidéo produite récemment, et vers le livre “Brut.”, qu’on nous propose d’acheter sur le site de la Fnac.
Finalement, la newsletter de Brut. n’est qu’une partie d’une stratégie de Brut. qui consiste manifestement à être partout. Sur nos fils d’actualité Facebook, dans nos boîtes mails, en podcast sur Spotify, en application pour smartphones, et même sur les étagères de la Fnac (enfin, non, plus maintenant). Tout à la fois, un format renvoyant à l’autre. Je sors du sujet mais j’ai découvert que Brut. avait même un site avec une page d’accueil. Ça paraît totalement archaïque, non ?
Bref, la stratégie de Brut. est de saturer tous nos réseaux, toutes nos boîtes mail, nos oreilles et même nos abribus, ce qui conduit donc à une newsletter simpliste, sans véritable valeur ajoutée, qui peut être produite à la chaîne, tout cela sans perdre de vue l’essentiel : la vidéo. La newsletter n’est pas une priorité, et ça saute aux yeux.
Mais laissons de côté la question du contenu. Car la newsletter peut avoir une véritable valeur financière, au-delà même de la seule question de sa qualité.
C’est en tout cas ce qu’on pourrait conclure de ceci :
Contexte : Morning Brew est une newsletter gratuite à destination des millenials lancée il y a cinq ans par deux étudiants, avec des articles économiques, et du sponso. Business Insider est un pure-player qui fait beaucoup de clickbait, et quelques articles de fond sur des sujets éco et tech. Selon les informations de Vox, Morning Brew rapporterait environ 20 millions de dollars par an, et son succès très rapide lui permet même de rivaliser avec de grands médias états-uniens. (Lire ici un décryptage sur les “bonnes pratiques” qui ont contribué au succès de Morning Brew.)
Pour Business Insider, l’équation est simple : Business Insider peut convertir les 2 millions d’abonné•es à Morning Brew en abonné•es payants à Business Insider (la version américaine de Business Insider propose un abonnement payant). Et pour cela, Business Insider serait prêt à payer plus de 75 millions de dollars. Et attention : je ne dis absolument pas que Morning Brew n’est pas une newsletter de qualité. Je dis que sa valeur se situe davantage sur un plan financier.
À partir de là, auteurs et autrices de newsletters indépendantes peuvent être tenté•es de se poser une question particulièrement excitante : “Et moi, combien vaut mon infolettre sur le marché ?”
Eh bien, auteurs et autrices de newsletters, je vous laisse y réfléchir. En revanche, il y a quelque chose qu’on sait. Pour une marque (car Brut. et Business Insider sont aussi des marques), une adresse e-mail a de la valeur. L’e-mail est en fait le “nouveau cookie”, ai-je lu ça-et-là sur Twitter, et c’est en fait un constat qui ne date pas d’hier. Le site L’ADN en parlait déjà il y a déjà quatre ans.
En substance, voici ce qu’écrit l’article : les utilisateur•ices en ont assez d’être pisté•es par des cookies, et d’ailleurs certains appareils ne les supportent pas. Il faut donc trouver une alternative, qui permette de pister le lecteur ou la lectrice de manière plus précise et plus intelligente : l’e-mail en est une. Il permet un tracking personnalisé (au contraire du cookie qui ne fait pas la différence entre les différents utilisateur•ices d’un même appareil).
En plus, j’en ai déjà parlé précédemment, l’e-mail résiste aux bloqueurs de publicité. Idéal, donc, pour le sponsoring. Enfin, pour récupérer l’adresse e-mail de quelqu’un, il faut lui proposer un contenu en échange, une valeur ajoutée. Une newsletter, par exemple. Raison de plus pour Business Insider de racheter Morning Brew. Du coup, je me demande si c’est pour cela que Brut. a tenu à lancer une newsletter.
Sur Facebook, nos données personnelles ont de la valeur. Avec les newsletters, c’est la même chose.
Pourtant dans les faits, ce n’est pas si simple : la publicité n’est pas l’enjeu principal des newsletters.
C’est ce qu’a expliqué Bertrand Gié, directeur du pôle news du Figaro, à Vincent Bresson dans La revue des médias. “Nos newsletters comportent un axe commercial, mais d’une part, on fait très attention aux données et à ne pas trop envoyer d’e-mails, d’autre part c’est, sincèrement, un montant pas très élevé. On ne néglige pas ces revenus en ces temps de crise de la presse, mais ils ne sont pas importants par rapport au lien qu’on tisse avec nos lecteurs.”
Voilà qui va dans le sens de ce que me disait Lucie Ronfaut, autrice de la newsletter #Règle30, dans la précédente édition de cette infolettre. La journaliste me disait que contrairement à ce que j’aurais pensé, aucune marque n’était venue la solliciter pour apparaître dans sa newsletter. Pas de sponsoring dans #Règle30. Tout simplement parce qu’une newsletter éditorialisée, incarnée par un journaliste et donc aussi fiable qu’agréable à lire ne semble pas s’y prêter. Bon, il y a aussi une explication plus simple et plus solide : la newsletter est encore jeune, et vient de passer, me dit Lucie Ronfaut, la barre des 1.740 abonné•es. La guerre opposant journalisme et marketing n’aura donc pas lieu sur le champ de bataille des infolettres ?
Et si la valeur d’une newsletter se mesurait plutôt au nom de son auteur ou de son autrice ?
Cela me pousse à formuler une nouvelle hypothèse. Si le journalisme réussit à faire son petit bonhomme de chemin au pays des infolettres, sans être vampirisé par les marques, serait-ce parce que les journalistes deviennent eux-mêmes des marques ?
Autrement dit : au-delà du contenu, et à défaut de pouvoir compter sur la publicité, la newsletter pourrait-elle compter sur le nom de son auteur ou de son autrice ? Nous en parlions déjà un peu avec Lucie Ronfaut dans le dernier numéro de cette infolettre : #Règle30 est une newsletter très “personnelle”, qui part en tout cas de questionnements de la journaliste elle-même. D’ailleurs, le mail est envoyé à son nom, pour éviter de passer pour un pourriel : “Le fait d’avoir ma photo et mon nom, c’est plus rassurant, pour les lecteurs”, m’a-t-elle expliqué. Pour autant, tout n’y tourne pas autour d’elle : “Je peux partir de mes expériences, et parce qu’elles sont banales elles concernent plein de gens”, résume Lucie Ronfaut.
Substack, qui connaît un vif succès, symptomatique de l’explosion du marché des newsletters, entre encore plus dans ce jeu qui fait du journaliste une marque, et attire quelques plumes en leur promettant des avances importantes, jusqu’à 20.000 dollars.
Voici à ce titre un exemple plus parlant encore.
Un peu de background avant de poursuivre. En 2013, Glenn Greenwald a co-fondé The Intercept, et devient le journaliste à l’origine des révélations de Snowden.
Jeudi dernier, Glenn Greenwald annonçait sa démission… dans sa nouvelle newsletter.
Deux remarques à ce sujet :
Greenwald capitalise sur son nom propre. Dans le nom et l’URL de sa newsletter, c’est bien lui qui apparaît. Dans le premier numéro de son infolettre, il parle de son expérience à la première personne.
Mais surtout, il se sert de cette nouvelle plateforme pour se lancer dans une critique virulente des médias mainstream. Accusant son ex-employeur de “censure”, il note que les pratiques de censure n’ont pas cours qu’à The Intercept, mais dans “pratiquement tous” les médias classés au centre-gauche.
Greenwald peut en ce sens espérer profiter du rejet des médias mainstream par des lecteur•ices de plus en plus critique pour se placer en garant d’une indépendance éditoriale dans un espace médiatique dont il fixe lui-même les règles.
[Petit aparté que l’actualité souffle à mes oreilles : j’ai l’impression que pour nombre de journalistes, Substack tend à devenir une sorte d’oasis de paix pour des journalistes à qui l’on demande toujours plus d’impartialité et de neutralité pour faire face, dit-on, à la défiance du public. Exemple ici avec la BBC. Fin de l’aparté.]
Il faut dire que Greenwald, c’est aussi un nom. Celui des révélations de Snowden, donc, mais aussi le nom d’un journaliste pour le moins sulfureux. Très critique vis-à-vis des médias dits “mainstream”, avec une rhétorique anti-médias assumée, très critiqué en retour par les journalistes travaillant pour ces mêmes médias, par exemple pour avoir utilisé Fox News comme un canal de diffusion de ses opinions dans l’affaire de l’interférence russe dans l’élection de 2016.
Greenwald ne laisse pas indifférent, au point d’être même le sujet de différents articles de presse. Greenwald est un sujet de polémique. “Bankable”, pourrait-on dire. Il est même le sujet d’une récente newsletter signée Matt Taibbi, autre journaliste de gauche pour le moins controversé. Enfin, Greenwald tweete avec beaucoup de régularité auprès d’une large audience : plus d’1,5 millions d’abonné•es.
Le premier numéro de la newsletter de Glenn Greenwald est comme une profession de foi, où il réaffirme ses valeurs journalistiques. À travers cet exercice très personnel, il se fait aussi stratège. Car si Substack doit devenir sa plateforme, il faudra bien que sa newsletter soit rentable. Comprendre : que la marque Glenn Greenwald soit rentable, et pas seulement “bankable”…
Une information à me partager, une remarque à me soumettre, un sujet que vous voudriez que j’aborde ? On se retrouve sur Twitter : @JNewsletters ✨
💬 L’intemporalité de l’e-mail, la temporalité de l’actualité
« La newsletter à 6 heures du matin, c'est ce qui fait lire des papiers de 10.000 à 20.000 signes. »
— Serge Michel, fondateur de heidi.news, qui propose chaque matin la newsletter Le Point du jour, cité par Story Jungle.
La complémentarité. Ce serait le secret, selon l’auteur de notre citation du jour. Avec Le point du jour, Heidi.news, pure player suisse proposant des papiers sur les sciences et la santé, joue doublement la carte de la complémentarité.
D’abord en termes de format : le site propose des reportages en plusieurs épisodes (les “explorations”), des brèves, des interviews et des enquêtes ou encore des résumés d’articles et d’études. La newsletter complète cela avec un temps de lecture de moins de 10 minutes, un revue de presse consistante, un édito, etc. ;
Mais aussi en terme de stratégie éditoriale : la newsletter est à la fois un média fini, qui tient sur lui-même, mais aussi une porte d’entrée vers le site. C’est un rendez-vous quotidien qui engage et rapporte des abonnements payés.
🔍 Une newsletter à suivre
J’en ai déjà parlé dans cette newsletter mais je vous recommande Vert, lancée cette année par le journaliste Loup Espargilière. C’est une lettre quotidienne, qui se lit en 7 minutes chrono, qui parle de l’actualité de notre planète et de son environnement, et qui nous aide à entrevoir des solutions. La newsletter ne se revendique pas ainsi, mais comme “média”, et s’apprête d’ailleurs à proposer un site internet en plus de la newsletter quotidienne. N’hésitez pas à soutenir Loup sur OkPal et sur Tipee !
C’est tout pour aujourd’hui, à très bientôt ! Je vous attends sur Twitter : sur mon compte perso, ou sur mon compte de mémoire :). Une question, une remarque ? N’hésitez pas à répondre à ce mail pour m’en faire part, et abonnez-vous si ce n’est pas encore fait. Merci beaucoup 🌈.